Politique

Le fédéralisme sauvera-t-il l'Union Française ?

Monde Nouveau n°89-90 mai-juin 1955

 

On parle beaucoup de réformer ou de transformer l'Union Française. Les textes en vue de modifier le Titre VIII de la Constitution de 1946 – titre consacré aux institutions d'Outre-Mer – se multiplient. On parle, en particulier, d'accentuer le caractère fédéraliste de notre Constitution. Après huit ans d'indifférence, c'est une brusque poussée de fièvre. On peut s'inquiéter de cette flambée. Elle témoigne parfois d'une grande ignorance. Surtout, nous Français, éternels légistes, ne cédons-nous pas à notre réflexe d'accuser les textes et de chercher des remèdes par les textes, quand il s'agit de situations politiques dont ils ne sont pas cause et qu'ils ne peuvent guérir ? Non que l'Union Française et la République, telles qu'elles ont été plutôt décrites que définies par le Titre VIII de la Constitution soient intangibles. Non que les textes ne puissent aider à la solution du problème. Je crains seulement qu'une hâte activiste et un certain juridisme impénitent n'amènent les Français à apporter des solutions « préfabriquées » à un problème dont ils n'auront pas étudié les données.

Aussi, autant par honnêteté intellectuelle que par souci d'efficacité, avant de voir comment réformer l'Union Française et la République Outre-Mer et d'étudier si le fédéralisme apporte une solution, devons-nous rappeler pourquoi on ne les avaient pas instituées et aussi, telle est l'ignorance universelle en ce qui les concerne, ce qu'en sont actuellement les institutions.

Et d'abord, pourquoi l'Union Française ? Pourquoi les institutions du Titre VIII de la Constitution ?

1) Pourquoi une Union Française ?

On répond en général en invoquant les promesses faites à la Conférence de Brazzaville, pour récompenser les colonies d'avoir pu représenter la France quand la France elle-même était envahie. Ce n'est pas répondre à la question, mais la déplacer. Outre que les résolutions de Brazzaville n'ont pas le caractère qu'on leur prête, à quoi aspiraient-elles ?

Dans un monde rétréci.

Regardons plutôt le monde où nous sommes engagés – ce monde où déferle une immense révolte. La guerre a eu pour conséquence directe un extraordinaire développement de l'aviation. La terre en a été comme rétrécie, et, de ce fait, les données de la plupart des problèmes politiques ont été modifiées. Pour l'instant, n'en retenons qu'une conséquence : la cohabitation sur une planète soudain petite des peuples nantis et de ces peuples faméliques qu'on appelle avec pudeur « sous-développés ». Pensons que dans le Sud-Est Asiatique, pour ne citer que lui, la moitié de l'humanité vit sur le sixième des terres émergées avec le cinquième du revenu mondial. Misère voisine en Afrique. Misère plus grave peut-être en Amérique latine. Un Lazare innombrable gît sous l'escalier du mauvais riche que nous sommes. Mais ce Lazare parfois se lève de son fumier. Alors on parle de révoltes coloniales : si on veut ! en ce sens défini par Mannoni, dans sa Psychologie de la Colonisation, où il y a situation coloniale dès lors qu'un blanc est en contact avec un homme de couleur. Mais en ce sens seulement, car les pays indépendants ne sont pas les moins secoués. Le monde est plein de guerres d'Indochine qui n'osent pas dire leur nom, aux Philippines, en Birmanie, pays indépendants. L'Iran et l'Égypte ne sont pas moins troublés que la Tunisie. L'indépendance n'a pas guéri l'Indonésie, au contraire.

La révolte égalitaire et sociale des pays sous-développés s'exprime en termes de nationalisme, sans doute. Le fait que ce nationalisme est encore plus violent chez les peuples indépendants que chez les colonisés nous montre que cette révolte, si elle s'est emparée des maîtres-mots du nationalisme lancés par l'Europe au cours de ses guerres intestines, n'est qu'aspiration à l'épanouissement personnel et à l'égalité. C'est un point qu'éclaire bien le beau livre de M. Malek Bennafi : Vocation de l'Islam37. Je voudrais surtout qu'on se reporte aux discussions préparatoires au vote du Code du Travail Outre-Mer, à l'Assemblée Nationale. Les interventions des députés d'Outre-Mer y ont toutes le même sens. Ils ne demandaient pas des libertés supplémentaires. Au contraire, ces libertés, ils étaient toujours prêts à les sacrifier à l'égalité. Leurs revendications fondamentales était une égalité avec les conditions du travail dans la métropole, beaucoup plus qu'un mieux-être des travailleurs.

Cette révolte, exprimée en termes de nationalisme, mais sociale dans ses fondements certains impérialismes ont tenté de l'exploiter sous couvert d'anticolonialisme. De jeunes puissances se sont lancées à l'assaut des vieux empires : URSS, États-Unis, et plus hargneux encore, l'impérialisme d'une Union Indienne fraîche émoulue de la colonisation38.

Tel est le drame – complexe mais plein de convergences périlleuses – où la France s'est trouvée engagée au lendemain de la Libération. Situation à laquelle ne pouvait – et ne pourrait, encore que certains le préconisent – remédier le recours à la force. Que le drame se situe très au-delà de la politique démontre l'inefficacité d'une solution de force et son inadaptation foncière – pour ne même pas parler de l'aspect moral du problème.

Les illusions de l'indépendance.

Certes, restait l'indépendance pure et simple des pays d'Outre-Mer. D'aucuns n'hésitent pas à la préconiser, avec parfois toute la ferveur d'un intégrisme qui s'ignore. À l'appui de cette thèse, on cite l'exemple britannique. Les Anglais sont partis des Indes et de Birmanie. Ils ont accordé le statut de Dominion à la Gold Coast. Ils l'accorderont demain à la Nigeria. C'est oublier qu'aux Indes, les Anglais se sont surtout déchargés d'un terrible problème sans que les populations indiennes en tirent aucun bénéfice. C'est oublier que la Grande-Bretagne dispose d'un appareil économique dont nous n'avons pas l'équivalent, pour garder ce qu'elle paraît abandonner. C'est oublier aussi que là où cet appareil économique ne lui paraît pas suffisant, elle recourt aux solutions de la force la plus brutale pour se maintenir : ainsi au Kénia. Au surplus, l'exemple indonésien additionné à l'exemple philippin ne prouvent-ils pas que l'indépendance ne résout rien ? Au contraire, car le retard des peuples sous-développés, pour être comblé suppose des sacrifices des peuples sur-évolués que ceux-ci ne consentiront pas s'ils n'y trouvent un intérêt direct. Qu'on compare les chiffres dérisoires de l'aide aux pays sous-développés accordée par l'ONU au plus faible des plans d'équipement lancés par les puissances coloniales ! Surtout n'oublions pas que, comme nous l'avons dit, l'aspiration à l'indépendance des peuples colonisés est surtout aspiration à l'égalité, à une égalité dont l'indépendance leur paraît être à la fois le garant et le signe, aspiration doublée d'un sentiment de revanche contre les humiliations raciales dont ces peuples ont été trop souvent abreuvés.

D'autre part, la France qui, encore une fois, ne dispose pas d'un appareil économique analogue à celui de la Cité, ne survivrait pas à une rupture des liens avec les pays de son actuelle mouvance. La perte de certains points-clefs de la géopolitique (Dakar, Casablanca, Bizerte, Djibouti) la ravalerait au rang de petite puissance. Surtout, elle la ruinerait, préludant aux pires aventures intérieures. Rappelons seulement que 70% de son commerce extérieur, dans un sens comme dans l'autre, se fait avec ses pays d'Outre-Mer. Ce serait en tous les cas la chute de la première de ses industries, l'industrie textile, qui représente 25% de sa production, et la chute également de son industrie métallurgique. Faillites, misère, chômage, aucun intégrisme de la décolonisation ne permet de fermer les yeux sur ces drames.

2) De l'Union Française 1946 à l'Union Française 1955

Répondre à l'aspiration égalitaire que les peuples sous-développés de la mouvance française traduisaient eux aussi en termes de nationalisme, tout en maintenant ces peuples rassemblés, tel a donc été le problème que le constituant de 1946 s'est efforcé de résoudre : tel est l'objet du Titre VIII de la Constitution qui, à la fois, décrit plutôt qu'il ne définit l'Union Française, et pose les institutions de la République Française Outre-Mer.

Ainsi a été fondée une double pyramide institutionnelle que nous nous excusons de décrire. Elle devrait être connue, mais tous les Français l'ignorent, à commencer par les ministres des PTT et les ministres de l'Information qui à travers vingt et un gouvernements se sont obstinés à ne pas savoir que la France appartient à l'Union Française et que le Maroc et la Tunisie, eux, n'en font pas partie.

Les illusions de 1946

Une double pyramide. D'abord, l'Union Française qui, si nous prenons le texte du Titre VIII à la lettre, est une fédération où, sous la conduite de la République Française, sont associés à cette République des États doués d'autonomie : en fait le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Les instruments juridiques de cette fédération sont : la Présidence de l'Union Française, exercée de droit par le Président de la République, le Haut-Conseil de l'Union Française et l'Assemblée de l'Union Française. Quant à la République, si on ne lui donne pas au départ un caractère unitaire, on ne lui donne pas non plus un caractère fédéral. Outre la métropole, elle comporte deux séries de pays : les Départements d'Outre-Mer et les Territoires d'Outre-Mer. Ces derniers sont destinés à évoluer soit dans le cadre de la République, en devenant des Départements, soit par virage dans le cadre de l'Union Française en devenant des États associés (réservons pour le moment le cas des Territoires associés). Si bien que le point d'aboutissement prévu par le constituant paraît être une République unitaire et centralisée elle-même dans une Union Française fédérale qui comprendra un nombre plus ou moins important d'anciens territoires de la République. Les institutions de la République expriment bien cette conception. Outre la Présidence, nous trouvons un Parlement où les Territoires envoient des députés et des sénateurs, et un gouvernement unique et qui ne partage avec aucun pouvoir local les prérogatives de l'exécutif. Il existe bien des assemblées locales dans les Territoires, mais au départ on les appelait « Conseils généraux », comme dans les Départements. On retrouve aussi sur le plan de la République l'Assemblée de l'Union Française, qui est une de ses chambres de réflexion en même temps qu'un début d'assemblée fédérale de l'Union.

Telle est notre Constitution théorique. Mais en fait, elle s'est complètement transformée sous le poids des événements et sous l'impulsion de la vie. Son fédéralisme s'est accentué. Le mouvement qui a animé ces institutions est un mouvement centrifuge non compensé.

Union française, confédération sans forme

D'abord, l'Union Française est, de fédération, devenue une confédération, et une confédération aux liens extrêmement minces. Sans doute est-elle toujours présidée par le Président de la République. Mais cette présidence, que nul ne conteste pour la raison de fait qu'aucun des États Associés du Sud-Est asiatique n'accepterait qu'elle fut exercée par le souverain d'un autre, est une simple prérogative honorifique : la règle de l'irresponsabilité présidentielle la vide de substance. Le Haut-Conseil devait coordonner la politique commune, sous la direction de la République, qui gardait la direction générale de la politique. Aujourd'hui, chaque État associé a sa diplomatie propre, et le Haut-Conseil n'exerce même pas une tâche de coordination. Ses sessions ont été de pure parade, et même en 1954 il ne s'est pas réuni. Quant à l'Assemblée de l'Union Française, elle ne fédère rien, elle non plus. En huit ans, elle n'a eu que cinq ou six débats intéressant directement l'Union Française, c'est-à-dire l'Indochine. Elle n'a joué de rôle que sur le plan de la République. Ce fait vient en grande partie de ce que cette assemblée étant paritaire entre la métropole et le reste de l'Union, les représentants des États associés s'y sont trouvé en trop forte minorité par rapport à ceux de la République. À vrai dire, ce fut pour eux une excuse facile, car ils ont eu surtout souci de ne rien engager qui pût, au nom de l'interdépendance, limiter l'indépendance de leur gouvernement. Plus encore, ces conseillers désignés pour un an, n'ont jamais osé se lancer dans aucune bagarre, de crainte que ne fut pas renouvelé leur mandat. Ils ont cette circonstance atténuante de s'être trouvés (en porte-à-faux) les plénipotentiaires de monarchies absolues dans une Assemblée parlementaire.

Ainsi, cette Union Française qu'un slogan toujours en vigueur présente comme trop rigide, se révèle-t-elle aujourd'hui dénuée de toute charpente. Et il ne s'agit pas, comme dans le cas du Commonwealth naguère britannique, d'une fluidité d'apparence voilant de très solides structures. Il nous faut dire un mot de la constante référence au Commonwealth, car elle est grosse de contre-sens. Le Commonwealth qu'on nous présente comme dénué de support institutionnel en possède un des plus réels, encore qu'il ne soit pas inscrit dans un texte constitutionnel : les conférences de ministres et de Premiers sont un Haut-Conseil effectif ; un Secrétariat général assure les coordinations quotidiennes ; les conférences de conseillers législatifs sont une Assemblée de l'Union qu'on écouterait. Tout cela quand le Commonwealth s'en passerait mieux que nous, comme nous l'avons déjà dit, grâce à la dictature économique de la Cité et à son réseau commercial et bancaire. Là où Albion tait sa présence, la cavalerie de Saint-Georges caracole. Et nous, qui déjà ne bénéficions pas d'un tel appareil commercial et bancaire, nous avons détruit de nos propres mains la zone franc en dévaluant la piastre pour de purs motifs de politique intérieure !

Notons que l'évolution centrifuge de l'Union Française a pu s'opérer dans le cadre des textes apparemment rigides du Titre VIII. Voilà qui nous rend sceptique sur la valeur des constitutions et le bien-fondé des débats sur leur révision. En effet, la Constitution comportait une disposition qui a prévalu sur les autres, et notamment sur celles qui la limitaient : les rapports entre la République et ses associés résultent de traités négociés avec chacun d'entre eux. Ces traités ont été la vraie Constitution. L'Union Française, ou plutôt ce qu'il en reste, vit sur cette disposition.

Est-ce une raison pour, ainsi que le veut une proposition due à M. Barrachin, « déconstitutionnaliser » les dispositions du Titre VIII relative à l'Union ? Nous ne le pensons pas. Ces dispositions, certes, ne sont pas contraignantes. Plus encore que par le passé, c'est de traités et non de textes constitutionnels que découleront les liens entre la République et ses associés. Mais pourquoi nous, Français, prendrions-nous l'initiative d'éteindre la mèche qui fume encore et de supprimer nous-mêmes le peu qu'il reste de l'Union Française ? Il sera toujours temps, quand les traités nous y contraindront. En attendant, ce peu d'institutions communes est encore un lien et l'occasion de converser. Les conseillers vietnamiens restent à Versailles sur l'Aventin de leurs bancs ; ils y sont quand même. Des contacts s'y nouent. Encore plus, ces conseillers ont intérêt (ne négligeons jamais ce moteur) au maintien de liens institutionnels. Voyons d'abord ce que devient le Sud-Est asiatique, ensuite ce que les traités nous accorderont : il sera toujours temps de s'y adapter – mais pour une fois, non a priori.

Toute cette glose revient pourtant à démontrer que, pour l'Union Française proprement dite, nous sommes au-delà de la situation où le fédéralisme peut apporter une réponse. Ni les textes ni les doctrines ne forgent les événements.

Et les protectorats ?

Reste à étudier la situation des ces États qui n'ont pas adhéré à l'Union Française, bien que la Constitution leur en ait conféré vocation : les Protectorats de Tunisie et du Maroc. À leur sujet, une triple question se pose. Doit-on se résigner à l'absence de tout fédéralisme ? Doit-on les faire adhérer à l'Union Française ? Doit-on inventer pour eux une autre solution, qui soit quand même d'essence fédéraliste ?

Nous raisonnerons à travers l'exemple tunisien, bien des préalables devant être satisfaits avant que la question se pose pour le Maroc. M. Mendès-France a prétendu régler la question de Tunisie d'une façon non fédéraliste. Lors de sa randonnée spectaculaire et stérile à Tunis, il a lancé le mot d' « autonomie interne », sans donner un cadre à cette autonomie. Ainsi a-t-il commis une double erreur. Celle de ne préparer qu'un abandon à terme : et de fait les négociations subséquentes ont consisté à marchander autour des délais dans la cession des pouvoirs ; mais à un terme plus ou moins éloigné, c'était toujours la cession pure et simple sans que rien  ne soit entrepris pour substituer aux liens de subordination abolis de nouveaux liens d'association. L'autre erreur fut de créer des occasions de conflit. Deux pouvoirs étaient mis face à face sans que rien ne soit échafaudé pour les arbitrer. Prenons un exemple. On accorde à la Tunisie l'autonomie financière. Mais la Régence ne se suffisant pas à elle-même, la France devra continuer de lui verser quelques trente milliards par an. On peut craindre qu'ils ne soient pas très bien employés. Des campagnes de journaux le dénonceront. Le contribuable français protestera. La France voudra, sous cette pression, surveiller l'emploi de sa subvention. La Tunisie protestera au nom de son autonomie financière. Faute de structure fédérale, faute d'un système quelconque d'arbitrage, on s'enlisera dans un conflit.

C'est dire qu'en reprenant la question tunisienne au point zéro, quant aux solutions intervenues, où l'a laissée M. Mendès-France, on devra prévoir des structures fédérales. Certains, aussitôt, notamment dans le parti auquel appartient M. Christian Fouchet, ministre chargé par M. Mendès-France de mener une négociation que celui-ci avait compromise au départ, diront qu'il faut faire adhérer la Tunisie à l'Union Française. À notre sens, ce serait se payer de mots : l'Union Française, dans ses structures, n'étant plus rien d'autres que des mots. Or, si pour Saïgon ou Pnom Penh, compte tenu d'une Histoire récente, compte tenu encore plus de l'éloignement, nous pouvons nous contenter d'une telle Union, à laquelle on pourra même retrancher l'épithète de « française » ; du moment que cette amputation verbale en assure la pérennité, nous avons besoin avec Bizerte de liens plus solides et plus forts. Surtout que l'aventure vietnamienne est exemplaire et qu'elle achève de prouver que notre effacement n'aboutit pas à l'indépendance du partenaire, mais à la substitution d'une influence impérialiste : ainsi les Américains nous ont-ils succédé à Saïgon. Ces choses, graves déjà sur la Mer de Chine, ne sont pas acceptables aux bords de la Méditerranée. L'extension géographique d'une Union Française désormais structurellement insuffisante, n'est donc pas un objectif à rechercher.

Reste donc à bâtir une Union franco-tunisienne de caractère fédéral. Pour ma part, je craindrais beaucoup moins une autonomie même externe qu'encadrent des structures, qu'une autonomie interne abandonnée à son propre dynamisme. Une instance arbitrale, qu'elle soit politique ou judiciaire, s'impose : peut-être une sorte de Haut-Conseil franco-tunisien. Le fédéralisme, dépassé sur le plan de l'Union, apporte ici des solutions. Souhaitons que le gouvernement de M. Edgar Faure le comprenne.

Une république involontairement fédérale

La République ne s'est pas moins transformée que l'Union et dans le même sens centrifuge. Certes, des députés et sénateurs d'Outre-Mer participent au Parlement, mais à un Parlement qui n'a pas assez compris que sa vocation dépassait la métropole, si bien qu'il ne joue pas un vrai rôle centralisateur. D'autre part, l'évolution vers le statut de Département, prévue par l'article 75 de la Constitution, paraît avoir reçu un point final avec la départementalisation des « quatre vieilles ». L'échec de cette assimilation y a contribué. Mais plus encore le législateur s'est résolument engagé dans la voie fédéraliste et décentralisatrice, sans même s'en apercevoir. En effet, ne s'en rendant aucunement compte, il a accordé aux Assemblées territoriales, qui désormais ne s'appelleront plus Conseils généraux, des pouvoirs tels que la départementalisation prend figure de régression. L'Assemblée territoriale possède déjà l'essentiel des pouvoirs parlementaires : elle vote un budget, détermine l'impôt et le répartit. D'un tel pouvoir sont nés, à travers l'Histoire, tous les parlements du monde. En outre, les gouverneurs ont pris l'habitude de  consulter les Assemblées territoriales sur tous les sujets. La République a pris figure fédérale. Sans perdre de temps à récriminer ou à applaudir, constatons ce fait. Rien n'a été violé du Titre VIII de la Constitution, mais de texte en texte et de loi provisoire sur les Assemblées locales en loi provisoire (elles n'ont pas encore de statut défini), une révolution s'est opérée.

Si bien que la question n'est pas de savoir si la République soit être réformée dans un sens fédéraliste, mais de voir comment, dans une République largement engagée sur cette voie, la cohésion pourra être maintenue ; de voir aussi comment un certain style sera donné à cette révolution inaperçue pour que la France en tire un bénéfice politique.

Car la question de la cohésion se pose. Irons-nous dans la République jusqu'à la diffluence de l'Union Française ? On peut le redouter si on n'y remédie. Or, nous ne pouvons guère consentir à une telle évolution : nous l'avons indiqué en commençant ces lignes. Une balkanisation de la République ne ferait qu'exposer au servage ses diverses composantes, en même temps qu'elle les vouerait toutes au désastre économique.

Cette cohésion nécessaire, le Parlement, où siègent déjà – fait centralisateur – les députés et sénateurs d'outre-Mer, peut-il l'assurer ? Non, dans l'état actuel des choses, car ces députés et sénateurs ne sont pas assez nombreux pour arracher leurs collègues à leurs perspectives métropolitaines. Il faudrait donc, suivant une voie dans laquelle on s'est déjà engagé sans beaucoup réfléchir, multiplier le nombre des députés d'Outre-Mer jusqu'à ce qu'ils soient aussi nombreux que ceux de la métropole. Mais alors, le président Herriot n'aurait-il pas raison d'évoquer, comme il l'a déjà fait, la colonisation de cette métropole ? Déjà, nos députés d'Outre-Mer jouent dans le Parlement, sans que leurs territoires en tirent grand bénéfice, le rôle des Irlandais dans le Parlement anglais du XIXe siècle. L'hypothèse n'est donc pas théorique, et on peut la redouter quand on se rappelle (nous ne nous prononçons pas sur le fond du débat) qu'une querelle aussi purement métropolitaine que la question des subventions à l'enseignement libre, a été arbitrée par les députés musulmans d'Algérie. Or, pour longtemps, c'est la métropole qui financera les dépenses (et quelle part de l'ensemble elles représentent ! ) afférentes à la défense, à l'exercice de l'autorité, aux investissements, etc... Les élus d'Outre-Mer seraient de ce fait répartiteurs de dépenses sans être responsables des ressources ; ils n'ont pas non plus toujours la même conception que nous de la morale politique (certains débats que nous pourrions citer nommément l'ont montré).

Même dans leurs propres territoires, et c'est le secret de la proposition précédente, ils n'ont pas à compter avec une opinion publique formée ; on risquerait donc de voir les finances de la métropole à l'encan des coteries d'Outre-Mer. Quitte à paraître très  réactionnaire, je ne me sens pas prêt à affronter ce risque.

Aussi bien, cette évolution amorcée par le législateur, dans l'inconscience et le marchandage consécutif au vote des lois électorales, n'est-elle pas à contre-sens de la Constitution qui, en créant l'Assemblée de l'Union Française, posait la première pierre d'une grande Chambre fédérale ? En développant les pouvoirs de l'Assemblée de l'Union, la métropole pouvait rester maîtresse de ses propres affaires. Mais immédiatement se pose la question des pouvoirs de cette Assemblée, jusqu'à présent consultative (disposant en outre de l'initiative tant des lois que des décrets). C'est dire que si une réforme de la Constitution s'impose, c'est peut-être une réforme  fédéraliste, mais dans le sens où fédéralisme suppose un équilibre entre pouvoir central et pouvoir local, alors que trop souvent on fait de cette doctrine un « décentralisme » sans frein ni contrepartie.

Pour renforcer l'Assemblée de l'Union Française, une révision constitutionnelle s'impose-t-elle ? Peut-être, mais avant de remuer le lourd mécanisme de la révision, il faudrait user des possibilités offertes par la Constitution actuelle. J'insiste d'autant plus sur ce point que l'Assemblée de l'Union Française me paraît avoir moins souffert de l’exiguïté de ses pouvoirs que d'une sorte d’ostracisme. L'Assemblée Nationale a toujours eu vis-à-vis d'elle un complexe, obéissant à ce réflexe « conventionnel » qui veut que toute chambre élue au suffrage universel admette mal un partage du pouvoir. D'autre part les conseillers de l'Union Française, lors de leur première élection, ont prétendu être qualifiés « députés ». Au Palais Bourbon, ce fut un beau scandale : et de voter une loi protégeant l'appellation « député » comme l'appellation « laine » et l'appellation « soie ». Enfin, la Commission des Territoires d'Outre-Mer de l'Assemblée Nationale n'a jamais paru très désireuse que soient pris en considération les travaux effectués à Versailles, car ce ne pouvait être qu'au détriment de son propre rôle. C'est si vrai qu'il fallu attendre l'an dernier pour qu'un texte d'importance voté à Versailles, en l'occurrence le statut du Togo, fût pris en considération par l'Assemblée Nationale. Dans un tel climat, on peut modifier la Constitution : tout ce qu'on y ajoutera restera lettre morte.

Mieux vaudrait en tous les cas, si on se décide à changer d'esprit, tirer déjà parti de ce qu'on a. C'est ainsi que le règlement de l'Assemblée Nationale comporte un article 49 dont l'application suffirait à lancer l'Assemblée de l'Union Française sur la voie d'un pouvoir accru. Selon cet article, quand une Commission de l'Assemblée Nationale discute un texte préalablement étudié à Versailles, elle doit entendre le rapporteur de cette dernière assemblée. Cette disposition est d'autant plus importante qu'elle stimulerait les conseillers de l'Union Française métropolitains, heureux d'une occasion de briller devant leurs électeurs. Cet article 49, dûment voté, n'a jamais reçu la moindre application. Beaucoup de dispositions de cet ordre pourraient être adoptées par la voie réglementaire... Il suffirait que l'Assemblée Nationale comprenne qu'elle ne pourra jouer longtemps au petit jeu de laisser la République sans assemblée fédérante.

On pourrait également faire de l'Assemblée de l'Union Française la chambre de réflexion des assemblées locales, et l'organisme chargé d'arbitrer les conflits politiques qui surgiront entre celles-ci dès que l'on développera leurs pouvoirs. Car actuellement, la seule cohésion est assurée sur le plan de l'exécutif, par l'Administration. Outre qu'une telle situation comporte tous les inconvénients de l'arbitraire, elle n'est pas durable. Face aux assemblées locales qui  se développent (et leur développement est sain, car il correspond normalement à la formation d'élites autochtones et à la naissance d'un embryon d'opinion publique locale) la centralisation administrative ne tiendra pas. On n'a jamais vu une Administration à même de résister à des pouvoirs issus du peuple.

Il faut donc, en développant les pouvoirs de l'Assemblée de l'Union Française, assurer l'équilibre de la République.

Pour un fédéralisme ostensible

Toutefois, la décentralisation fédéraliste que nous venons de décrire et qu'exprime le développement des assemblées locales, n'a pas porté ses fruits politiques. Elle a été occulte. Elle est née des circonstances et non d'une volonté généreuse et ostensible. Elle présente un caractère incomplet et, malgré son audace réelle, timide. Elle garde quelque chose de fortuit et de clandestin, au moins d'accidentel.

Cette réforme occulte, il s'agit donc de la rendre visible et, tout à la fois, de la compléter. Les deux vont de pair, et c'est en la complétant qu'on la manifestera. D'abord, ce fédéralisme doit être porté sur le plan de l'exécutif. De ce point de vue, les projets en cours pour le Togo – projets que le Conseil de la République, grâce à la navette, paralyse de façon dangereuse – tracent la voie en créant des Conseils de Gouvernement. Ces textes relatifs au Togo ne nous paraissent pourtant pas suffisants sur un plan que nous allons indiquer. D'après eux, l'Assemblée territoriale élira des Conseillers de Gouvernement qui seront associés au gouverneur, mais elle ne leur attribue qu'une compétence collégiale. Je crois qu'il serait plus sage de confier à chacun des Conseillers du Gouvernement, comme à un ministre, un département. Ainsi, se formeront-ils mieux aux affaires. Ainsi, ayant une responsabilité effective et tangible, seront-ils moins portés à la démagogie.

Le fédéralisme nous apporte également une autre solution. Car il ne faudrait pas procéder à je ne sais quelle « étatisation » à l'échelon territorial qui aboutirait à une sorte de dictature collégiale de l'Assemblée exercée sur les masses rurales. Ce danger pointe de partout. Entre les mains d'élites politiques que n'anime pas toujours un souci suffisant de la masse et que cette masse est inapte à contrôler, l'Afrique présente le risque de devenir un immense Libéria.

Contre ce danger, la parade semble être de créer une démocratie de base, à la fois par des municipalités élues dans les villes et des Conseils de Cercles dans les campagnes où le village est une unité trop petite et trop pauvre pour une vie communale. Il est vrai que la Loi sur les Municipalités est mise en panne au Conseil de la République, grâce à la navette, par ceux mêmes qui ont beaucoup crié qu'en 1946 on avait « construit la maison par le toit ». C'est d'ailleurs là un slogan dont on doit faire justice, d'abord parce qu'on a commencé par où on a pu, mais surtout parce qu'en commençant par la base on aurait apporté le trouble dans la vie quotidienne des territoires, on aurait déraciné l'administration dans son activité immédiate, sans donner satisfaction aux élites évoluées qui ne demandaient pas à être rois dans le village, mais à Rome. Pourtant, aujourd'hui, le fédéralisme est à introduire à l'échelon du territoire comme à celui de la République.

3) De la fraternité de cultures aux valeurs de civilisations

Résumons-nous. Le fédéralisme reste-t-il une chance pour l'Union Française, prise non au sens constitutionnel du terme, mais au sens banal ? Je le pense. À une condition : qu'on n'oublie pas d'une part que ce fédéralisme est déjà très largement réalisé dans les faits, d'autre part et en conséquence que le fédéralisme supposant autant des institutions fédérantes que des institutions décentralisatrices, on doit s'appliquer au moins autant à parfaire ces institutions fédérantes, telles l'Assemblée de l'Union Française, qu'à assurer l'autonomie des territoires. J'ajoute encore une précaution. Cette décentralisation est saine quand il s'agit du territoire proprement dit – territoire d'Outre-Mer proprement dit ou territoire associé comme le Togo ou le Cameroun - ; elle cesserait de l'être si elle s'exerçait au profit des « fédérations » (ce mot peut prêter à contre-sens) d'AOF et d'AEF, c'est-à-dire au profit du Groupe de territoires, avec son Grand Conseil et son Haut-Commissaire. Ce n'est pas décentraliser que changer le bénéficiaire de la centralisation. En outre, décentraliser ou plutôt centraliser au profit de Dakar et de Brazzaville serait accroître le poids de ces villes qui déjà étouffent l'économie des territoires à elles inféodés. Il faut au contraire assurer à leur endroit l'autonomie des territoires qui n'y sont groupés que de manière artificielle, sans souci ni de l'économie ni des ethnies. Ainsi pourra-ton éviter à l'Afrique d'entretenir une administration pléthorique.

Cet effort institutionnel s'impose : nous devons savoir pourtant qu'il sera vain si les Français n'acquiert pas une âme d'Union Française. Sur ce plan, le fédéralisme est surtout question d'esprit et c'est parce que des réalités spirituelles sont en jeu qu'il a une valeur. L'Union Française, au sens courant du terme, est un rassemblement de peuples – encore plus la fraternité de leurs cultures. Pour que ces cultures s'épanouissent, s'impose l'autonomie locale, s'imposent des institutions qui les expriment. Mais désormais, dans un monde rétréci, il n'est plus de culture qui ne soit appelée à concourir à la civilisation. Toutes les Histoires convergent et l'homme d'Occident découvre soudain que l'Histoire de Chine et l'Histoire de l'Orient musulman lui deviennent, dans l'immense osmose culturelle de notre temps, autobiographiques. Et cette osmose, comme un microcosme de la paix internationale, les institutions fédérantes l'expriment pour que toutes ces cultures, à travers elles rassemblées, se muent en valeur de civilisation. Si la France réussit l'Union Française, elle apportera au monde les prémices de cette unité dont la recherche tâtonnante paraît le sens même de ces nouveaux Temps Modernes où la découverte de la vitesse nous a, depuis quelques dizaines d'années, engagés. Réussite possible, même si depuis 1946, les heures sombres ont été nombreuses. C'est un signe, semble-t-il, que nous avons rencontré les pires traverses, là où le mécanisme constitutionnel d'équilibre fédéral n'avait pu être embrayé. En Indochine d'abord : j'invoque le témoignage de M. Paul Mus – témoin peu suspect – dans son livre très riche sur l'Union Française39. D'après cet auteur, si en 1945, quand la crise s'est nouée, on avait pu offrir au Vietnam autre chose que le tout, inacceptable pour la France, de l'indépendance inconditionnée, et le rien d'une colonisation même amortie, les événements n'auraient pas suivi leur pente tragique. En Tunisie, au Maroc, la sclérose qu'impose la formule obligatoirement conservatrice d'un protectorat sanctionné par un traité international, ont également empêché l'embrayage d'institutions de caractère fédéraliste. La preuve se fait donc aussi a contrario. Réussite possible, disions-nous, au delà d'avatars qui ne doivent pas entraîner la panique, qui surtout ne devraient pas entraîner une fièvre révisionniste puisqu'ils se sont manifestés là où les textes n'ont pu s'appliquer. Réussite possible, encore une fois, et réussite nécessaire tant pour la vie de notre pays que pour les valeurs de civilisation qui y sont engagées.

 


37 Ed. du Seuil.

38 Sur tous ces points, que je ne peux malheureusement développer ici, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre, Mort des Colonies ? Éditions du Centurion.

39 Éditions du Seuil.